Chapitre X
En prison
Un jour, deux gendarmes se présentèrent au Mas des Pommes d’Amour, demandèrent Colas, le questionnèrent et finalement l’emmenèrent sous prétexte de régulariser sa situation, parce que, disaient les simplistes pandores, il n’était pas possible que quelqu’un put vivre sans papiers.
Tout cela se faisait par ordre du baron-sénateur.
La famille Martinasse, qui s’était opposée en vain à l’arrestation de son fils adoptif, crut bien faire en s’adressant justement à l’homme qui était la cause de ce malheur ; celui-ci naturellement promit de s’en occuper.
Blanchette, qui s’était accrochée désespérément aux habits de Colas, était à demi-morte de frayeur et était couchée. Elle souffrait autant, et peut-être davantage, que pour la mort de sa sœur. Elle disait continuellement qu’elle voulait aller en prison rejoindre son amant, et qu’elle mourrait s’il ne revenait plus.
Une nuit, – il y avait déjà dix jours que Colas était emprisonné, – elle trompa la surveillance de ses parents, s’enfuit du Mas et fit seule les cinq lieues qui la séparaient d’Arles, où son ami était enfermé. Elle sonna à la porte de la prison ; et comme on lui refusa d’ouvrir, elle appela Colas à grands cris. Hélas ! le pauvre Colas ne pouvait l’entendre, tellement les murailles sont épaisses dans ces bastilles républicaines. Ne recevant point de réponse, la malheureuse jeune fille s’assit sur le seuil de la porte et se mit à sangloter. Un gardien vint parlementer avec elle et lui déclara que si elle voulait voir Colas, elle n’avait qu’à venir dans la journée avec un permis de la sous-préfecture.
Cela était raisonnable, mais ne pouvait calmer l’impatience de l’amante désolée. Elle sanglota de plus belle ; et la fatigue et la douleur aidant, la plongèrent dans l’assoupissement.
C’est dans cet état qu’elle fût trouvée au commencement du jour par une brave maraîchère qui allait au marché vendre ses légumes.
En la faisant causer, elle apprit son histoire et son nom.
Comment, s’écria la marchande, c’est vous qu’on a couronnée rosière à Salon. C’est vous la fille de l’ancien toréador Marcellus et de mon amie d’enfance Angèle Bagasse que je trouve en cet état. Eh bien ! ma petite, je vais vous emmener tout de suite chez votre grand’mère Bagasse, afin de vous reposer .
– Non ! Madame, je vous remercie : je veux mourir ici, je veux voir mon fiancé.
– Taratata, on ne meure point à votre âge ; votre fiancé n’est point perdu, vous le reverrez d’ici peu. Allons, venez ; quand j’aurais fini mon marché, je vous ramènerai le voir.
Blanchette dut céder aux exhortations de la brave femme, qui sacrifia un peu son marché pour la conduire chez sa grand’mère, qui restait sur la route de Tarascon.
Elle y fut reçue comme chez elle, on la gronda un peu, puis on lui servit un grand bol de chocolat ; elle dut se mettre au lit ensuite, car elle avait la fièvre. Son oncle Albin, pendant qu’elle reposait, partit à franc-étrier au Mas des pommes d’Amour, afin de rassurer sa sœur, sa famille et son frère. Il revint le soir avec Angèle et l’oncle Marius et trouvèrent Blanchette qui délirait. Elle parlait de temps en temps et par saccades :
– Colas, disait-elle, attention… aux gendarmes… tu veux bien que… je sois ta femme… hein, je suis…ta femme, prends-moi… sauvons-nous vite… voilà les gendarmes qui… viennent encore nous séparer… Pourquoi me quittes-tu… Colas… toi pas de papiers… mais tu as un cœur… à moi… tu m’aimes… tu t’en vas… reviens… je meurs…
Un médecin fut mandé en toute hâte et prescrivit des tisanes pour la forme.
– Votre fille sera guérie que quand elle verra son amoureux à ses cotés.
Cette affaire fit beaucoup de bruit, et les journaux régionaux en parlèrent en amplifiant les choses, comme ils font toujours.
Néanmoins, ils servirent la cause de nos deux amoureux en représentant Blanchette comme une Mireille et Colas comme un prince étranger qui était venu travailler en artisan auprès de celle que les dieux lui destinaient. Une feuille de l’opposition alla jusqu’à dire que le parquet était barbare, cruel d’agir ainsi.
D’un autre coté, le baron des Lupanhares, voyant que son plan ne réussissait pas du tout, changea de tactique. Ne désespérant pas encore, il alla au Mas de la Tamarière, chez les Bagasse, où étaient Blanchette et sa mère.
Il joua le rôle de protecteur et de sauveur en promettant qu’il allait user de toute son influence pour faire remettre Colas en liberté.
C’était le calcul et non la générosité qui lui dictait cette conduite. Voyant que l’état de Blanchette empirait et que seule la présence de Colas pouvait la guérir, de peur de perdre l’objet de ses convoitises, il dut lâcher sa proie innocente.
De même que Colas avait été arrêté par son ordre, il fut relâché également par la même volonté.
Colas il était entré en prison, Colas il en sortit. Son nom n’était ni augmenté d’une lettre ni diminué d’un jambage. Sa « mise en carte » ne put avoir lieu que d’une façon grotesque.
A sa sortie de prison, on lui remit une espèce de passe-port dont voici le fac-similé :
REPUBLIQUE FRANCAISE
Le………………………….. 18 s’est présenté devant nous, procureur de la République d’Arles, un individu du sexe masculin qui prétend n’avoir jamais eu de papiers et ne pas connaître l’époque et le lieu de sa naissance, ainsi que le nom exact de ses parents.
Il nous a déclaré que son père s’appelait Arsène, que sa mère s’appelait Colette et que lui-même s’appelle simplement Colas. Il paraît âgé d’environ 18 à 20 ans.
Comme cette fausse situation est contraire à la bienséance, aux bonnes mœurs et aux lois, nous lui avons délivré le présent certificat qui lui servira de papier d’identité, afin qu’il puisse bénéficier des avantages que les états policés et civilisés ! confèrent aux citoyens dûment en règle.
Fait à Arles, le,…….. le 48
Le procureur de la République d’Arles ,
Signé : Jean PRIZHONE.
Colas, sans aucun respect pour ce précieux papier, et comme il venait de satisfaire un besoin inévitable, s’en servit pour essuyer ce qui n’aurait pas été convenable d’essuyer avec les doigts.
Ne sachant pas ce qui était survenu à Blanchette, il se rendit au Mas des Pommes d’Amour, où il fut reçu comme un enfant qu’on a pleuré depuis son départ, et où il apprit que sa fiancée était chez sa grand’mère maternelle. La carriole de la famille, ayant servi à emmener maman Martinasse et ses deux frères, étant restée au Mas de la Tamarieres, Colas repartit aussitôt à pied, prenant à peine le temps d’avaler une bouchée et emmenant avec lui son jeune frère d’adoption Marcel.
En passant devant le Mas du Mistraü (Mistral), le gars Thonin, un ami, heureux de revoir Colas, alla leur serrer la main et leur demanda où ils allaient. Ils lui répondirent qu’ils allaient à Arles à pied, car le train omnibus ne passait que dans trois heures.
– Eh bien ! répondit Thonin, je vous demande la permission d’aller avec vous et de vous offrir le tilbury de mon père qui nous le prêtera de bon cœur.
En ce moment, je n’ai rien à faire et cela me sera un grand plaisir de vous faire arriver plus vite auprès de notre amie commune.
Aussitôt dit aussitôt fait. L’autorisation accordée, Bichette fut attelée et nos trois jeunes gens disparurent dans un tourbillon de poussière.
Bichette était une bonne jument, la voiture était légère et, grâce à ces avantages, on fut bientôt arrivé au Mas de la Tamariere.
Colas sauta précipitamment à terre et courut au chevet de celle qui se mourait pour lui.
Il l’embrassa tendrement, s’assit bien près du lit et lui prit les mains dans les siennes. La jeune fille ne le reconnut pas d’abord, mais il lui parla si doucement, lui prodigua tant de caresses qu’à la fin, elle le fixa d’un air mélancolique.
Ses yeux se mouillèrent, puis se gonflèrent de joie. Une de ses mains s’éleva sur l’épaule de Colas et elle le pressa doucement, lui demandant à ce qu’il s’approche pour l’embrasser, ce qu’il fit de bon cœur.
Peu à peu, elle comprit les choses et reconnut les personnes qui l’entouraient. Enfin, elle put parler. Ses premières paroles furent pour remercier l’honnête maraîchère, ensuite elle manifesta le désir de guérir bien vite pour retourner au Mas des Pommes d’Amour ; elle se plaisait bien chez sa grand’mère, mais il lui tardait de voir la maison et les champs où son amour avait pris naissance.
Comme elle était hors de danger, sa mère, l’oncle Marius et son frère retournèrent à Mézillargues avec l’obligeant Thonin.
Colas resta près d’elle pendant sa convalescence, qui dura près de quinze jours, la rétablissant lui-même par un dévouement sans bornes et par les consolantes paroles qu’il lui adressait.
Pendant la convalescence de Blanchette, des Lupanhares était allé rendre visite aux Martinasse, sous prétexte de s’enquérir de la santé de leur fille. Il fut très adroit. Il parla de Colas en termes élogieux, mais en ayant soin de dire que jamais Blanchette ne pourrait devenir légalement sa femme, puisqu’il n’avait pas de papiers.
– Jamais le maire ne pourra les unir, disait-il, et je ne crois pas que vous consentiez à ce que votre fille vive en concubinage.
Cette question embarrassait beaucoup les parents, et ils ne savaient quoi faire pour arranger la chose.
Le retour des deux fiancés fut un sujet continuel de discussions sur ce sujet.
Blanchette, dans son innocence et sa simplicité, disait qu’elle aimait Colas, et que cela expliquait tout.
Un soir, la question fut débattue à fond, en présence de Colas, qui s’abstint de toute réflexion. Ce fut sa promise qui défendit leur amour.
Le père disait :
– C’est embêtant que tu n’aies pas de papiers, Colas ; cela contrarie énormément nos projets.
– Qu’est-ce que cela peut faire qu’il n’ait pas de papiers, répondit Blanchette ; quand même il aurait tous les titres de ce vieux sénateur, il n’en serait pas plus estimable.
– Naturellement, ma fille, répondit sa mère, ce ne sont pas les papiers qui font la valeur de la personne, mais pour vous marier, il en faut.
– Oh oui ! Je sais bien que la coutume exige que les époux aillent demander à un prêtre et à un maire la permission d’habiter ensemble, mais, à mon avis, c’est une mauvaise coutume. Est-ce que grand-père et grand-mère ne nous uniraient pas mieux que ces étrangers ?
– Tu ne peux pas vivre avec un homme si la loi ne t’y autorise.
– Comment ! si Colas et moi nous nous aimons, est-ce que ça regarde la loi ?
– D’abord, cette loi qui s’impose aux amoureux a-t-elle été faite par eux ?
– En effet, s’écriait l’oncle Marius, du moment que les deux jeunes gens s’aiment et veulent se marier, je ne vois pas trop la nécessité d’aller en demander l’autorisation à un prêtre qui a fait vœu de chasteté, qui est célibataire et qui, par conséquent, est incompétent sur la question du mariage.
– Passe encore le curé, mais le maire ? demandait Marcellus.
– Le maire n’est pas plus utile que le curé. Crois-tu que nos enfants s’aimeront mieux après qu’ils auront passé à la mairie ? Tout ça, ce sont des formalités inutiles et ridicules. Moi, je suis d’avis qu’il faut marier ses enfants-là au plus tôt, sans s’occuper de tous ces détails.
– Tu parles bien, mais qu’est ce que dira le monde ?
– Alors, vous préférez sacrifier le bonheur de deux êtres qui vous sont chers par peur des racontars. Jolis préceptes. D’ailleurs, j’ai dit mon avis et vous ferez ce que vous voudrez.
– Ne te fâche pas ; tu parles bien, mais il est difficile de faire comme tu dis.
Après quelques autres paroles, ils allèrent se coucher, tous bien ennuyés.
Quelque temp après, ils reçurent une seconde visite du baron-sénateur, qui, comme l’autre fois, manoeuvra adroitement.
Il commença à distribuer une vrai avalanche de cadeaux. Il offrit une jolie tabatière à grand’père, chacun une belle pipe à Marcellus et à Marius, un violon à Colas, un clairon à Marcel, un beau châle à la grand’mère, une superbe mante à Angèle, une bague en or à Blanchette et une petite montre à Palmyra. Ces naïfs paysans, ne comprenant pas le mobile qui poussait le baron à être si généreux, se montrèrent tout confus en ne savaient quoi dire pour témoigner leur reconnaissance.
– C’est bon, c’est bon, disait l’hypocrite et intéressé sénateur ; entre nous, pas de remerciement.
– Vous êtes une brave famille que j’aime et j’estime, et cela me suffit.
Il s’intéressa à la santé de tout le monde, notamment de celle de Blanchette, demanda au grand’père si la pêche était bonne, consulta Marcellus sur le rapport du blé, Marius sur la récolte des olives, et repartit emportant toutes les bénédictions de la famille.
Les voitures à glaces, les nombreux domestiques et les millions dansèrent de nouveau dans le cerveau de la maman Martinasse et hantèrent aussi un peu l’esprit de son mari.
A huit jours de là, ils reçurent la visite du maire de Mézillargues, qui était envoyé par le sénateur amoureux.
Il commença par les félicités de ce que Blanchette avait été couronnée rosière, – compliment un peu tardif,- que c’était un grand honneur pour la commune et pour la famille, et que s’ils le voulaient, ils pourraient en tirer un grand profit en la mariant à qui ils voudraient, etc. Ces paroles chatouillaient agréablement la sensibilité des époux Martinasse, en évoquant chez eux la danse des carrosses, des larbins et des louis.
– Tout ça, disait le père, Monsieur le Maire, c’est beau, mais nous ne voyons pas souvent les prétendants millionnaires dont on nous parle beaucoup et qu’on nous montre moins.
– Alors, vous croyez que je vous dis un conte de fée ? Eh bien ! je crois que je puis vous dire que je connais un Monsieur, riche de plus de dix millions, qui épouserait volontiers votre fille Blanchette.
– Ah ! Et comment s’appelle-t-il ce Monsieur ?
Je ne puis pas bien assurer, mais tenez, je vais vous dire ce que je sais, ajouta d’un air confidentiel le sous-ordre du baron.
L’autre jour, au Conseil général, j’ai entendu, sans le vouloir, M. le baron des Lupanhares, notre distingué et honorable sénateur, parler de vous d’une façon fort élogieuse à M. le prefet. Il disait aussi qu’il regrettait beaucoup que vous ayez promis votre fille à Colas, sans quoi il vous aurait demandé à l’épouser…
– Il a dit cela ?
– Quel honneur pour vous, mes braves concitoyens, votre fille serait baronne et vous deviendriez les plus riches de la contrée. Surtout, n’allez pas dire que je vous ai conté cela.
– Soyez tranquille, Monsieur le maire, mais vous nous faites bien plaisir de nous dire que de si hauts Messieurs pensent à de pauvres gens comme nous. Je crois que si M. le baron des Lupanhares nous demandait notre fille Blanchette, il nous serait difficile de la lui refuser, car il nous a déjà comblé de bienfaits.
– Vous pourriez même arranger les choses en donnant votre seconde fille à Colas, et je crois que M. le baron les doterait richement. De cette façon, tout le monde serait content.
– Au fait, c’est une bonne idée, mais le principal est de faire comprendre tous ces avantages à Blanchette. Colas et Palmyra sont si obéissants qu’ils feront tout ce que nous voudrons, mais Blanchette a sa petite tête.
– En lui disant qu’elle deviendra baronne, ça la décidera peut-être.
Le maire se retira fort enchanté de la tournure des affaires et alla tout raconter à son maître, qui fut tout aussi et même plus joyeux.
– Le premier siège de député est pour vous, dit-il à son ambassadeur.
Les parents Martinasse portèrent la question devant la famille. Blanchette ne voulut rien savoir. Palmyra déclara qu’elle aimait beaucoup Colas et qu’elle deviendrait volontiers sa femme, mais qu’elle ne voulait pas faire de peine à sa sœur et à son fiancé. Colas ajouta qu’il aimait Palmyra comme sa sœur et Blanchette comme sa femme.
L’oncle Marius fut seul à soutenir les amoureux. Le titre de baronne ne fit qu’irriter celle à qui on le proposait.
Non, disait la fidèle amante, non, je ne veux pas être baronne, parce que je suis heureuse en étant Blanchette tout court. Ce vieux Monsieur, avec ses soixante ans, ses titres, ses décorations et surtout ses manières hypocrites, a quelque chose qui m’inspire de l’aversion pour lui. Et puis d’ailleurs, j’aime Colas et je n’en veux pas d’autre.
Le baron revint au Mas des Pommes d’Amour pour la troisième fois et, en homme adroit, ne brusqua pas les choses. Sûr de l’approbation des parents, il attendait avec patience et espoir. Comme la dernière fois, il employa la corruption, c’est-à-dire distribua des cadeaux prodigieusement.
Quelque temps après, il faisait sa demande officielle aux époux Martinasse, qui répondirent favorablement. L’époque du mariage fut fixée à un mois. Pendant ce temps, maman Martinasse prépara sa fille à subir cette épreuve douloureuse.
– Ne te désole pas, va, ma fille, disait-elle, ce sacrifice ne te coûtera pas beaucoup. Combien de jeunes filles plus riches que toi voudraient être à ta place. D’ailleurs, tu ne seras pas malheureuse, puisque ton futur mari t’a promis que Colas irait avec vous. Ton époux à venir est d’un âge qui ne lui permettra pas de t’importuner beaucoup.
Réflexions égoïstes qui ne consolaient pas Blanchette. Tous les jours, elle pleurait. Colas ne pleurait pas, mais on voyait qu’il faisait de grands efforts pour calmer sa douleur. Quelques jours avant la noce, Blanchette vint traire les vaches que Colas pansait. Ils étaient seuls à l’écurie. Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et pleurèrent beaucoup en se confiant leurs chagrins.
Blanchette, animée de ce beau désespoir dont parle Corneille, attira Colas sur un tas de foin qui se trouvait là et lui dit :
– Colas, tu sais le malheur qui nous arrive. Dans quelques jours, je serais l’épouse d’un homme que je déteste. Je serai son épouse devant la loi, devant le monde, mais je te jure, Colas, sur notre amour, que je ne serai jamais sa femme, son amante ; jamais cet homme ne me touchera, jamais je ne subirai son hideux contact.
– Quoiqu’il advienne, je me considérerai toujours comme ta compagne et je ne me ferai aucun scrupule à te demander à ce que nous agissions comme si cet étranger n’existait pas.
A toi seul, je veux me donner ; et pour te démontrer que ce mariage ne sera qu’une formule dérisoire et sans effet sur nos relations, Colas, je veux t’aimer maintenant et toujours. Colas, prends-moi… dis… le veux-tu ?… et en disant ces dernières paroles, la fidèle et inconsolable Blanchette se laissa choir sur le foin, entrainant dans sa chute l’heureux amant qui prit possession, pour la seconde fois, de ce corps adorable qui s’offrait à lui avec tant d’abandon et de passion…
Le jour du mariage arriva. Blanchette, toute parée de blanc, semblait plutôt une victime qu’on menait au sacrifice qu’une épouse qu’on menait à l’autel. Elle subit cette dure épreuve avec résignation, elle se laissa immoler sans proférer une plainte, elle gravit son calvaire sans murmurer. Elle n’en voulut point à ses parents de la sacrifier ainsi, mais elle pensa combien le monde était mauvais avec ses convenances hypocrites, ses coutumes barbares, ses préjugés immoraux et grotesques, ses mœurs infâmes et contraires à la justice. L’église et la mairie furent des temples où elle fut considérée comme marchandise ; sur l’autel religieux, elle perdit sa jeunesse et sa candeur ; dans la salle des mariages, elle perdit sa liberté et fut mise en carte sous le nom sonore et retentissant de Madame la baronne des Lupanhares. Ainsi le martyrologe de l’amour s’enrichissait d’une victime de plus.
La triste cérémonie achevée, les invités s’empifrèrent de victuailles et de boissons, et bientôt, tout ce beau monde roula sous les tables, trouvant probablement que c’était la meilleure façon de sanctifier ce jour. Dans l’orgie, les chansons obscènes annoncèrent à Blanchette les joies impures et les plaisirs honteux que cette liaison monstrueuse lui promettait. Les excitations au massacre que contenaient le récits patriotiques échauffaient l’imagination de ces ivrognes chauvins, qui voyaient des ennemis dans tout ce qui n’était pas français ; aussi quand, dans la narration, une vaillante sentinelle gauloiseavait tué un immonde germain, les applaudissements redoublaient, et quelques fourchettes ou couteaux apparaissaient sinistrement au-dessus des têtes, brandis par des poivrots énervés et semblant menacer un ennemi imaginaire. Ces chansons impudiques, ces récits sanguinaires firent mal au cœur de la candide et paisible mariée, et pour ne pas défaillir, elle dut aller prendre l’air et alla se réfugier dans le jardin, sous une tonnelle de vigne-vierge, où son époux repoussant vint la rejoindre.
Voulant profiter des droits que la loi lui donnait comme mari, il essaya de prendre un baiser, mais la baronne malgré ellelui fit entendre qu’en ce qui touchait sa personne elle n’entendait en disposer selon son bon plaisir et qu’elle ne reconnaissait pas une loi qui l’obligeait à se prostituer, à être un objet de plaisir pour son mari légal.
Elle ajouta :
– Je suis votre femme malgré moi vous le savez bien. Si je vous ai épousé ce n’est ni par amour, ni par estime, ni par intérêt, c’est seulement pour faire plaisir à mes parents.
– Je veux bien consentir à être votre femme devant le monde, mais ne m’en demandez pas davantage.
Le vieux singe n’en pouvait croire ses oreilles ; néanmoins il voulut s’entêter à prendre un baiser que la jeune mariée s’obstina à lui refuser. A la fin, lasse de parlementer et outrée des procédés de son adorateur, elle lui appliqua un vigoureux soufflet et se sauva dans la salle du repas tandis que le mari giflé, restait tout penaud et tout confus sous la tonnelle.
« Diable » maugréait-il « mais elle n’est pas commode ma légitime ; heureusement que personne n’a rien vu, plus tard, nous verrons, si avec quelque narcotique, il n’y a pas moyen de l’attendrir. »
Et tout en trouvant la scène un peu ridicule pour lui, il regagna les convives qui s’apprêtaient à danser.
Après le bal, chacun alla où il avait affaire et ainsi que cela avait été décidé, le baron emmena sa femme, sa belle-mère et son rival, ce dernier bien malgré lui. Tous les quatre prirent le rapide pour Paris, où le mari avait l’intention d’égarer l’amant et de pouvoir après, continuer son voyage de noces sans ce gêneur, mais il comptait sans Colas qui connaissait Paris aussi bien que lui.